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Encre des jours
28 novembre 2008

Toujours sans

Il est allé rendre visite à B. Cela faisait longtemps. Elle habite dans un village. Un petit. Et comme il passait plus ou moins dans la région, il a fait un détour. En fait pas vraiment. Il apprécie ces rencontres, même si elles n'ont pas été très nombreuses. Il lui avait promis de revenir la voir pour lui apporter des tirages des images qu'il avait faites d'elle.

Il est dans le train. Il y est presque. Etrangement, il a un brin d'appréhension. Rien de grave. Il va devoir parler allemand. Elle ne parle pas d'autre langue ou à peine. Il cherchera ses mots et elle les trouvera. Il se rappelle aussi de leur dernière rencontre. Une longue discussion ainsi qu'une prise de vue. Elle évoluait chez elle dans son petit univers de couturière tandis qu'il la photographiait pour une série d'images. Expérience troublante.

Aujourd'hui, il n'a pas pris son appareil photo. Juste un sac de thé. Une petite attention. Le thé, la boisson des gens qui savent prendre le temps, même un petit moment. D'ailleurs, cela lui ferait du bien. Il est arrivé un peu en avance. Il l'attend devant la "gare", un abri qui le protège à peine du vent glacial qui semble le traverser. Il préfère attendre plutôt que de faire attendre. Une voiture approche. Cheveux, courts, noirs. De fines lunettes. Oui, c'est elle. Elle ouvre la portière, pose un pied à terre, puis sort ses béquilles. Alors c'est toujours sans. Pas de prothèse. Naturellement. Il s'était un peu préparé à ce moment, mais cela le surprend un peu. Cela surprendra toujours. Elle s'approche d'un pas léger. Il hésite à lui faire la bise. Il lui tend simplement la main. Est-elle une connaissance ou une amie ? Quelque part entre deux.

Ils vont ensemble chez elle. Il se débat avec son allemand. Les mots lui échappent. Ils parviennent tout de même à communiquer. Elle sourit. Qui d'entre les deux est le plus timide ? Ils s'apprivoisent. Ils apprennent à se connaître. Ils sont arrivés. Elle passe devant et monte les quelques marches qui mènent à sa maison. Elle semble flotter. Il la suit. C'est une belle femme. Tout de même. Oups. Cela lui a échappé. Elle a la quarantaine radieuse, elle est belle et souriante. Pourtant elle paraît solitaire. Ils se dirigent vers la cuisine. Il connaît l'endroit. Elle lui propose du thé. Elle commence aussi à le connaître. Elle lui raconte son récent voyage en Espagne et au Maroc, elle lui montre des photos. Le temps s'écoule à grands flots. La discussion change de direction. Elle parle d'elle, de ce qu'elle a vécu. L'accident. Un fin voile de mélancolie se dépose sur ses paroles. Elle l'écarte d'un sourire, cela ne la dérange plus d'en parler. D'ailleurs, il lui arrive de rencontrer des étudiants en médecine. Pour leur expliquer comment on vit sur une jambe. Comment elle le vit. Plutôt bien. Il a quelques années en arrière, elle a passé un cap, elle a vécu plus de temps sur une jambe que sur deux.

Il l'écoute en silence. Parfois, il tente une question. Il cède progressivement à sa curiosité. Oui, elle sent souvent le poids du regard des gens. Lorsqu'elle rentre dans un café, il lui arrive de percevoir un très bref souffle de silence. Oui on lui dit des fois qu'elle ferait mieux de porter sa prothèse. Elle doute. Non, cela va très bien ainsi. Il lui glisse que les autres ne peuvent pas mieux savoir qu'elle-même. C'est vrai. Il est toujours légèrement tendu car une question lui brûle le bout de la langue. Il ne sait pas mettre dans l'ordre ses mots. Il essaie maladroitement. Comment est sa jambe ? Enfin l'autre... celle-ci. Il pointe du doigt cette partie du corps qu'il ne sait nommer en allemand. Ah. Elle ne sait comment répondre par des mots. Elle se lève et laisse son corps parler. Pour la première fois, il regarde attentivement ce corps inhabituel. Elle porte un jean dont elle a replié à l'intérieur la jambe gauche. Elle ne triche pas. Ce qu'il voit, c'est ce qu'il reste à B. : un court moignon. Encore ce mot, une torsade sonore. Oui, elle se dit parfois qu'elle a eu de la chance. Elle n'a perdu "que" ça. Il lui arrive de sentir la jambe qui n'est plus là. Cette impression s'estompe avec le temps. Voilà, c'est comme ça. Juste un os et de la graisse autour. Elle passe une main dessus. Je peux ? Il ne croit pas ce qu'il est en train de demander. Oui. Il hésite un peu. C'est presque une partie intime de son anatomie. Il dépose sa main dessus et la glisse un peu dessous comme s'il soupesait un objet au marché. Très étrange. Comme une sorte de coussinet. Elle esquisse un sourire. Juste de la graisse.

Il est très gêné. Il est touché par sa simplicité. C'est son corps. Cela ne la dérange pas d'éduquer les gens. Pour qu'ils comprennent, qu'ils n'aient plus peur, qu'ils oublient, qu'ils se comportent normalement. Non, ce n'est pas une leçon de courage ou de vie. Elle ne se sent pas exceptionnelle. Elle ne se pose pas trop de questions. Elle n'enseigne pas comment vivre. Elle explique juste sa vie qui ne vaut pas plus ou moins qu'une autre. C'est naturel. Elle ne veut pas être un exemple ou une inspiration. Elle veut simplement être heureuse avec elle-même.

Et lui est heureux d'avoir fait sa connaissance. La nuit est déjà d'encre lorsqu'ils se disent au revoir. Cette fois, il lui fait la bise. A bientôt.

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Commentaires
L
tout d'abord, merci d'être passé sur mon blog...<br /> Le monde du petit scarabee tourne...je ne sais pas si il tourne rond mais il tourne...les jours se suivent et se ressemble et des fois pas...<br /> les tourments de l'amour m'accompagne toujours...<br /> J'espère que tu vas bien toi aussi?<br /> A bientôt<br /> <br /> little scarabee
L
Quel courage...c'est touchant...c'est une sacré leçon de la vie je crois...<br /> Des rencontres comme celles ci nous apportent beaucoup, c'est avec des rencontres comme sa que l'on avance dans sa vie...<br /> <br /> <br /> little scarabee
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